Le palais de justice de Montréal est tombé dans un silence pesant lundi matin alors que débutaient les témoignages dans le procès civil contre Gilbert Rozon, le fondateur déchu de l’empire comique Juste pour rire. Cinq femmes ont porté des allégations d’agression sexuelle et de harcèlement s’étendant sur plusieurs décennies, réclamant un total de 10 millions de dollars en dommages-intérêts à l’ancien magnat du divertissement.
Rozon, 69 ans, est arrivé au palais de justice entouré de ses représentants légaux, mais est demeuré impassible au début des procédures. La présence médiatique était considérable, reflétant la nature très médiatisée d’une affaire qui a secoué l’industrie du divertissement québécoise et au-delà.
“Ce procès représente un moment charnière dans la prise de conscience du Québec face aux allégations d’inconduite sexuelle en position de pouvoir,” a expliqué l’analyste juridique Martine Desjardins, qui suit l’affaire de près. “Les plaignantes ont fait preuve d’un courage remarquable en poursuivant la justice par voie civile après que les voies criminelles se soient avérées difficiles.”
Les allégations contre Rozon remontent jusqu’à 1980, la plus récente datant de 2016. Chaque plaignante a détaillé des rencontres où elles affirment que Rozon aurait utilisé son influence considérable dans l’industrie du divertissement pour faciliter des comportements sexuels inappropriés. Plusieurs femmes ont rapporté avoir hésité à se manifester plus tôt en raison de préoccupations concernant les répercussions sur leur carrière dans une industrie où Rozon exerçait un pouvoir substantiel.
Les documents judiciaires révèlent que Rozon a constamment nié toutes les allégations, caractérisant les rencontres comme consensuelles ou fabriquées. Son équipe de défense a indiqué qu’elle contestera la crédibilité de chaque accusatrice et remettra en question le moment des allégations, qui sont apparues publiquement pendant l’apogée du mouvement #MeToo en 2017.
La procédure civile fait suite à un parcours juridique complexe. En 2020, Rozon a été acquitté dans une affaire criminelle impliquant une allégation d’agression sexuelle distincte datant de 1980. Ce verdict reposait sur un doute raisonnable plutôt que sur une conclusion explicite d’innocence, laissant la porte ouverte à une action civile où le fardeau de la preuve est moins élevé.
Patricia Tulasne, actrice et l’une des plaignantes qui a choisi de s’exprimer publiquement, a témoigné en premier. Sa voix parfois tremblante mais résolue, elle a détaillé une prétendue agression de 1994 qui, selon elle, a eu des impacts psychologiques durables sur sa vie et sa carrière.
“Pendant des décennies, j’ai porté ce fardeau seule, croyant que je ne serais pas crue ou que parler mettrait fin à ma carrière,” a témoigné Tulasne. “Aujourd’hui, il s’agit de retrouver ma voix et ma vérité.”
Le procès a des implications plus larges pour l’industrie du divertissement québécoise et a déjà entraîné des changements significatifs chez Juste pour rire. Suite aux allégations initiales, Rozon a vendu sa participation majoritaire dans le festival, qui a depuis mis en œuvre des politiques complètes sur le harcèlement et des mécanismes de signalement.
Les experts juridiques notent que, quel que soit le résultat, l’affaire représente un changement important dans la façon dont les allégations d’inconduite sexuelle sont traitées dans les tribunaux canadiens. “Les procédures civiles sont devenues une voie de plus en plus utilisée pour ceux qui cherchent justice lorsque des accusations criminelles ne sont pas portées ou n’aboutissent pas à une condamnation,” a noté Catherine McKenzie, professeure de droit à l’Université McGill.
Les procédures devraient se poursuivre pendant plusieurs semaines, chaque plaignante étant programmée pour témoigner. Le juge Donald Bisson, qui préside l’affaire, a imposé des directives strictes pour maintenir le décorum et le respect de toutes les parties impliquées.
Alors que ce procès historique se déroule à Montréal, beaucoup se demandent : cette affaire représentera-t-elle un tournant dans la façon dont les personnalités puissantes sont tenues responsables d’allégations d’inconduite sexuelle, et quel impact durable pourrait-elle avoir sur la manière dont de telles affaires sont traitées dans le système juridique canadien?