Les vents du protectionnisme économique soufflent à nouveau sur l’Amérique du Nord, et le Canada se retrouve dans une position de plus en plus précaire. Comme l’a récemment averti l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney, notre nation doit urgemment réévaluer son approche du libre-échange—un sentiment qui arrive à un moment critique pour notre avenir économique.
Pendant des décennies, le Canada s’est positionné comme un champion du libre-échange mondial, signant avec empressement des accords et abaissant les barrières commerciales. Cette approche nous a bien servi dans un monde qui semblait avancer inexorablement vers une plus grande intégration économique. Mais ce monde change rapidement. Les États-Unis, notre plus grand partenaire commercial, ont adopté un nouveau nationalisme économique qui transcende les lignes partisanes, tandis que l’Europe et l’Asie poursuivent leurs propres formes de protectionnisme stratégique.
“Nous sommes à un point d’inflexion“, a déclaré Carney sans ambages lors d’un récent forum économique à Montréal. Son évaluation résonne dans les salles de conseil et les cercles politiques à travers le pays. La question fondamentale qui se pose au Canada n’est pas de savoir si le libre-échange reste théoriquement bénéfique, mais plutôt si notre approche actuelle demeure viable dans un monde où nos partenaires commerciaux jouent de plus en plus selon des règles différentes.
Les chiffres racontent une histoire sobre. Près de 75% de nos exportations se dirigent toujours vers les États-Unis, créant une dépendance qui devient de plus en plus problématique alors que l’Amérique se tourne vers la protection de ses industries nationales. La renégociation de l’ALENA en ACEUM a servi de premier coup de semonce, mais des défis potentiellement plus importants se profilent à l’horizon, particulièrement dans des secteurs critiques comme l’industrie automobile, l’agriculture et, de plus en plus, les technologies propres.
Ce qui rend la position du Canada particulièrement difficile est notre manque relatif de levier économique. Lorsque les États-Unis ou l’Union européenne mettent en œuvre des mesures protectionnistes, ils le font à partir de positions de pouvoir considérable sur le marché. Le Canada, avec sa modeste population de 40 millions d’habitants, ne commande tout simplement pas la même gravité économique, rendant les mesures réciproques moins efficaces comme outils de négociation.
Cette réalité exige une refonte fondamentale de notre approche. Plutôt que de s’accrocher à un idéalisme de libre-échange pur, le Canada doit développer ce que les économistes appellent de plus en plus une “politique commerciale stratégique“—une approche plus nuancée qui préserve les avantages du commerce tout en protégeant les intérêts nationaux vitaux et en assurant une plus grande résilience.
Cela ne signifie pas abandonner entièrement les principes du libre-échange. Il s’agit plutôt de développer des approches plus sophistiquées qui reconnaissent l’évolution du paysage mondial. Par exemple, le Canada pourrait se concentrer sur le développement d’une intégration plus profonde des chaînes d’approvisionnement avec des partenaires partageant les mêmes idées dans des secteurs d’importance stratégique, réduisant ainsi la vulnérabilité aux changements politiques sur n’importe quel marché unique.
De même, nous pourrions devoir soutenir plus agressivement les industries nationales critiques, particulièrement celles liées à la sécurité nationale, à la transition énergétique ou à la souveraineté alimentaire. L’argument traditionnel selon lequel un tel soutien fausse les marchés reste théoriquement solide, mais semble de plus en plus naïf dans un monde où nos principaux partenaires commerciaux apportent déjà un soutien substantiel à leurs champions nationaux.
“Nous devons être lucides sur la direction que prend le monde, pas sur celle que nous souhaiterions qu’il prenne”, note l’économiste Patricia Rowan de l’Université de Toronto. “Le Canada a historiquement énormément bénéficié du système commercial fondé sur des règles, c’est précisément pourquoi nous devrions nous inquiéter de son érosion et nous préparer en conséquence.”
Les dimensions culturelles de ce changement ne doivent pas être sous-estimées. Depuis des générations, les Canadiens se définissent en partie en opposition au protectionnisme américain, considérant notre ouverture au commerce comme un marqueur de notre vision plus internationale. Pivoter vers une approche plus stratégique nécessitera non seulement des changements de politique, mais aussi un recalibrage de notre perception nationale de nous-mêmes.
Certains critiques verront inévitablement tout éloignement des principes purs du libre-échange comme une capitulation au populisme ou au nationalisme économique. Mais cette perspective interprète mal le moment présent. La politique commerciale stratégique ne consiste pas à rejeter l’intégration économique mondiale—il s’agit de s’assurer que cette intégration se produit selon des termes qui servent nos intérêts nationaux et reflètent le comportement réel de nos partenaires commerciaux.
Alors que l’économie mondiale se fragmente en sphères d’influence régionales de plus en plus distinctes, le Canada fait face à des choix difficiles. Devons-nous nous aligner principalement sur la zone économique nord-américaine, approfondir les liens avec l’Europe ou poursuivre une plus grande intégration avec les économies asiatiques en croissance rapide? Chaque voie comporte des opportunités et des risques qui exigent une considération attentive.
Ce qui semble de plus en plus clair, c’est que continuer comme si de rien n’était n’est pas une option viable. Le consensus sur le libre-échange qui a guidé la politique économique canadienne pendant des générations s’érode, non pas parce que les arguments théoriques en faveur du commerce se sont affaiblis, mais parce que la réalité pratique de la façon dont nos partenaires abordent le commerce a fondamentalement changé.
La question maintenant n’est pas de savoir si le Canada devrait adapter son approche du commerce, mais à quelle vitesse et dans quelle direction. Notre prospérité économique dans les décennies à venir pourrait bien dépendre de la justesse de cette réponse.