Dans une décision sans précédent qui secoue les milieux des marchés publics, les autorités fédérales ont interdit à GC Strategies, un contractant clé derrière l’application controversée ArriveCan, de soumissionner à des contrats gouvernementaux pendant sept ans. Cette décision, annoncée hier par Services publics et Approvisionnement Canada, marque l’une des périodes d’exclusion les plus longues jamais imposées à un entrepreneur fédéral.
La firme de consultation basée à Ottawa s’est retrouvée au cœur d’une tempête politique après qu’une série d’audits ait révélé que l’application ArriveCan — initialement budgétée à 80 000 $ — a finalement coûté plus de 54 millions de dollars aux contribuables canadiens. Les enquêtes du vérificateur général du Canada ont mis en lumière des preuves troublantes de mauvaise gestion, d’absence de documentation adéquate et de pratiques douteuses de sous-traitance.
“L’intégrité de notre système d’approvisionnement est primordiale,” a déclaré la ministre des Finances Chrystia Freeland lors d’une conférence de presse à Ottawa. “Lorsque les entrepreneurs ne respectent pas nos normes de transparence et de responsabilité, il doit y avoir des conséquences.”
L’application ArriveCan, lancée pendant la pandémie de COVID-19 pour faciliter les passages frontaliers, devait être une mesure temporaire permettant aux voyageurs de soumettre des informations sanitaires obligatoires avant d’entrer au Canada. Cependant, ce qui avait débuté comme un modeste outil numérique s’est transformé en ce que les critiques ont appelé “un cas d’école du gaspillage gouvernemental.”
Les audiences du comité parlementaire ont révélé que GC Strategies, malgré n’avoir que deux employés, a reçu environ 11 millions de dollars pour son travail sur ArriveCan, agissant principalement comme intermédiaire en sous-traitant le travail à d’autres entreprises tout en ajoutant des marges substantielles. Selon les témoignages d’anciens fonctionnaires, l’entreprise facturait jusqu’à 15 fois le tarif horaire standard pour des services informatiques.
L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a fait l’objet de vives critiques pour ses défaillances en matière de surveillance. “Le manque de documentation concernant la gestion de ce projet rend impossible de déterminer si les Canadiens ont obtenu un bon rapport qualité-prix,” a déclaré Karen Hogan, vérificatrice générale du Canada, dont le bureau a mené un audit complet du projet l’année dernière.
Les experts de l’industrie suggèrent que cette interdiction pourrait avoir des implications considérables sur la façon dont le gouvernement fédéral gère les projets technologiques. “Cela envoie un message clair que l’ère des dépenses informatiques sans contrôle est révolue,” a expliqué Dre Melissa Chen, directrice de l’Institut de gouvernance numérique de l’Université de Toronto. “Nous allons probablement voir beaucoup plus de contrôle des contrats technologiques à l’avenir.”
Les retombées de ce scandale ont déjà provoqué des changements importants dans les politiques d’approvisionnement fédérales. Le Secrétariat du Conseil du Trésor a annoncé une nouvelle formation obligatoire pour les agents d’approvisionnement et des exigences plus strictes en matière de documentation pour tous les projets technologiques gouvernementaux dépassant 1 million de dollars.
Les partis d’opposition se sont emparés de la controverse, le chef conservateur Pierre Poilievre qualifiant ArriveCan de “l’application la plus coûteuse de l’histoire canadienne” et exigeant davantage de responsabilité de la part du gouvernement libéral. Le chef du NPD, Jagmeet Singh, a poussé pour des réformes plus larges des processus de contrats gouvernementaux afin de prévenir des situations similaires à l’avenir.
Pour les propriétaires de petites entreprises qui soumissionnent aux contrats gouvernementaux, ce cas met en évidence à la fois des défis et des opportunités. “C’est encourageant de voir des conséquences pour les mauvais acteurs,” a déclaré Jean Tremblay, président de l’Association canadienne des fournisseurs de technologie. “Mais le vrai test sera de savoir si cela mènera à une réforme significative qui donnera aux entreprises plus petites et innovantes une chance équitable d’obtenir des contrats gouvernementaux.”
Alors que les ministères fédéraux mettent en œuvre de nouvelles mesures de protection et mécanismes de surveillance, la question demeure : cette exclusion très médiatisée changera-t-elle fondamentalement la façon dont le Canada aborde le gouvernement numérique, ou s’agit-il simplement d’une gestion de crise pour un projet qui a mal tourné de façon spectaculaire?