Dans une décision historique qui pourrait transformer la responsabilité en matière d’armes à feu au Canada, un tribunal ontarien a autorisé un recours collectif contre le fabricant américain d’armes Smith & Wesson concernant la fusillade massive survenue en 2018 sur l’avenue Danforth à Toronto. La décision, annoncée jeudi, marque la première fois qu’un tribunal canadien permet à une telle affaire contre un fabricant d’armes à feu de passer à procès.
La poursuite, intentée par les victimes et les familles touchées par la tragédie du 22 juillet 2018 qui a fait deux morts et 13 blessés, allègue que Smith & Wesson a conçu négligemment son pistolet M&P40 sans la technologie de sécurité facilement disponible qui aurait pu empêcher une utilisation non autorisée.
“Cette certification représente une étape cruciale vers la responsabilisation dans une industrie qui a longtemps fonctionné avec un minimum de contrôle juridique au Canada”, a déclaré Malcolm Ruby, avocat principal des plaignants. “Les victimes méritent des réponses sur les raisons pour lesquelles une technologie qui aurait pu empêcher cette tragédie n’a pas été mise en œuvre.”
La fusillade, qui a dévasté le quartier dynamique de Greektown à Toronto, a été perpétrée par Faisal Hussain, 29 ans, qui a utilisé un pistolet Smith & Wesson volé avant de s’enlever la vie. Parmi les personnes tuées figuraient Reese Fallon, 18 ans, et Julianna Kozis, 10 ans.
Les documents judiciaires révèlent la revendication centrale de la poursuite : Smith & Wesson avait promis au gouvernement américain en 2000 d’incorporer la technologie des “armes intelligentes” dans les nouveaux modèles d’armes à feu — une technologie qui empêche les utilisateurs non autorisés de tirer avec l’arme. Les plaignants soutiennent que cette fonction de sécurité aurait pu empêcher Hussain, qui a obtenu l’arme illégalement, de l’utiliser lors de l’attaque.
La certification du juge Paul Perell permet à l’affaire d’avancer en tant que recours collectif, représentant toutes les victimes de la fusillade. Dans sa décision de 74 pages, Perell a écrit que les plaignants avaient établi “une cause d’action viable” selon le droit canadien de la négligence.
Les experts de l’industrie notent que cette affaire représente un écart significatif par rapport aux tentatives précédentes de tenir les fabricants d’armes responsables de l’utilisation criminelle de leurs produits. Contrairement aux États-Unis, où les fabricants d’armes bénéficient d’une large immunité contre de telles poursuites en vertu de la loi de 2005 sur la protection du commerce légal des armes, les tribunaux canadiens n’ont pas établi de telles protections auparavant.
L’équipe d’enquête a appris que Smith & Wesson prévoit de contester vigoureusement les allégations, arguant que tenir les fabricants responsables de l’utilisation criminelle de produits volés établit un précédent dangereux qui pourrait affecter de nombreuses industries.
“Cette certification ne détermine pas la responsabilité”, a expliqué l’analyste juridique Dr Elaine Thompson de la Faculté de droit de l’Université de Toronto. “Les plaignants font encore face à des obstacles importants pour prouver leur cause, mais franchir l’étape de la certification est en soi une victoire majeure que peu avaient prédite.”
Les implications financières pourraient être substantielles. La poursuite réclame 150 millions de dollars en dommages-intérêts, dont 50 millions en dommages punitifs visant à changer les pratiques de l’industrie.
Ken Price, dont la fille Samantha a été blessée lors de la fusillade et qui est devenu un défenseur d’un contrôle plus strict des armes à feu par l’intermédiaire du groupe Danforth Families for Safe Communities, a déclaré : “Il n’a jamais été question d’argent. Il s’agit de tenir les entreprises responsables des préjudices prévisibles que leurs produits causent lorsqu’elles choisissent les profits plutôt que des dispositifs de sécurité facilement disponibles.”
L’affaire met en lumière les tensions croissantes entre les préoccupations de sécurité publique et la résistance de l’industrie à la technologie des “armes intelligentes”. Les défenseurs soutiennent que de telles fonctionnalités pourraient réduire considérablement l’utilisation non autorisée d’armes à feu, tandis que les représentants de l’industrie maintiennent qu’elles augmenteraient les coûts et créeraient potentiellement des problèmes de fiabilité dans des situations d’autodéfense.
Alors que le processus juridique se déroule, cette affaire qui fait jurisprudence soulève une question profonde pour la société canadienne : les fabricants doivent-ils assumer la responsabilité de mettre en œuvre des dispositifs de sécurité disponibles qui pourraient empêcher une mauvaise utilisation prévisible de leurs produits, ou cette responsabilité incombe-t-elle uniquement aux individus qui commettent des crimes?