L’emprise autrefois inébranlable de l’essence sur le secteur des transports canadien montre ses premiers signes significatifs de vulnérabilité. Les données récentes de Statistique Canada révèlent un remarquable plateau dans la consommation nationale d’essence, même si le nombre total de véhicules sur les routes canadiennes continue d’augmenter – une divergence que les analystes énergétiques attribuent largement à l’adoption accélérée des véhicules électriques à travers le pays.
Pour la première fois depuis des décennies, les ventes d’essence au Canada se sont essentiellement stabilisées, oscillant autour de 43 milliards de litres annuellement depuis 2016, selon les dernières données fédérales. Cette stagnation survient malgré l’augmentation du parc automobile canadien de plus de deux millions d’unités pendant la même période.
“Ce que nous observons est le début d’un changement fondamental dans le paysage énergétique canadien”, explique Dre Melissa Chen, analyste principale de la transition énergétique à l’Institut canadien du climat. “Le découplage entre la croissance du parc automobile et la consommation d’essence représente un point d’inflexion critique que peu avaient prédit arriver si rapidement.”
Le Conseil canadien du véhicule électrique rapporte que les VÉ représentent maintenant près de 8% des ventes de nouveaux véhicules à l’échelle nationale, la Colombie-Britannique et le Québec menant les taux d’adoption à 14% et 12% respectivement. Ce leadership provincial découle d’une combinaison de programmes d’incitation robustes, d’une infrastructure de recharge étendue et de réglementations d’émissions de plus en plus strictes.
“Le succès de la Colombie-Britannique démontre comment une conception réfléchie des politiques peut accélérer la transformation du marché”, note Thomas Reynolds, directeur des politiques de transport chez Énergie propre Canada. “Leur approche combinant incitatifs à l’achat, développement de réseaux de recharge et mandats pour véhicules à zéro émission a créé un écosystème autorenforçant pour la croissance des VÉ.”
Les implications pour le secteur énergétique canadien sont profondes. L’Association canadienne des producteurs pétroliers estime que chaque point de pourcentage d’augmentation des taux d’adoption des VÉ correspond à environ 400 millions de litres de demande d’essence déplacée annuellement. Cette transition impacte déjà les décisions d’investissement dans l’industrie, plusieurs grands raffineurs réorientant leurs capitaux vers les carburants renouvelables et les infrastructures de recharge.
“Les détaillants de carburants traditionnels reconnaissent que leur modèle d’affaires doit évoluer”, déclare Jennifer Taylor, économiste de l’énergie à l’Université de Calgary. “On observe des acquisitions stratégiques de réseaux de recharge et des partenariats avec des services publics qui auraient été inimaginables il y a seulement cinq ans.”
Alors que les centres urbains affichent les taux d’adoption les plus rapides, les communautés rurales présentent à la fois des défis et des opportunités pour la transition électrique. Le gouvernement fédéral a récemment annoncé un investissement supplémentaire de 680 millions de dollars pour étendre l’infrastructure de recharge le long des autoroutes et dans les communautés éloignées, répondant à “l’anxiété d’autonomie” qui continue de dissuader les acheteurs potentiels de VÉ en dehors des grandes régions métropolitaines.
La demande d’essence qui plafonne comporte également d’importantes implications climatiques. Transports Canada note que le secteur des transports représente la deuxième plus grande source d’émissions de gaz à effet de serre du Canada, soit 24% du total national. L’agence projette que les tendances actuelles d’adoption des VÉ, si elles sont maintenues, pourraient réduire les émissions de transport du Canada jusqu’à 18% d’ici 2030 par rapport aux projections habituelles.
Cependant, les observateurs de l’industrie avertissent que la transition fait face à des vents contraires. Les contraintes de la chaîne d’approvisionnement, la disponibilité des minéraux pour batteries et la capacité du réseau électrique représentent des goulots d’étranglement potentiels qui pourraient ralentir les progrès. De plus, l’hésitation des consommateurs demeure un facteur, particulièrement concernant le prix des véhicules et la commodité de la recharge.
“Nous sommes encore dans la phase des premiers adoptants de cette transition”, reconnaît Alex Morgan, analyste de l’industrie automobile chez Valeurs mobilières Desjardins. “Le véritable test viendra lorsque les fabricants tenteront de dépasser le segment du marché premium pour atteindre une adoption massive.”
Alors que le Canada navigue dans cette transition énergétique cruciale, la question demeure: le plateau actuel de la consommation d’essence représentera-t-il simplement une pause avant un déclin supplémentaire, ou les limitations technologiques et économiques créeront-elles une période prolongée où deux systèmes de transport fonctionneront en parallèle? La réponse façonnera non seulement l’avenir énergétique du Canada, mais aussi sa capacité à respecter ses ambitieux engagements climatiques dans les décennies à venir.