À une époque où le Canada se vante d’accords de libre-échange avec des pays du monde entier, le labyrinthe persistant de barrières réglementaires entravant le commerce entre ses propres provinces représente un paradoxe économique frappant. Les experts de l’industrie et les économistes sont de plus en plus pessimistes quant à l’objectif ambitieux du gouvernement fédéral d’éliminer ces barrières commerciales internes, malgré les promesses répétées des administrations successives.
“Nous sommes devenus assez habiles à négocier des accords commerciaux internationaux tout en échouant à résoudre le problème du marché fragmenté à l’intérieur de nos propres frontières,” déclare Trevor Tombe, professeur d’économie à l’Université de Calgary et chercheur de premier plan sur les barrières commerciales interprovinciales. “Le coût économique de ces barrières internes est estimé entre 50 et 90 milliards de dollars par an, soit l’équivalent de milliers de dollars par ménage canadien.”
L’Accord de libre-échange canadien (ALEC), mis en œuvre en 2017, devait être un moment décisif pour la libéralisation du commerce intérieur. Cependant, sept ans plus tard, les provinces maintiennent toujours un réseau complexe de réglementations qui restreignent la circulation des biens, des services et de la main-d’œuvre à travers les frontières provinciales. Ces barrières vont des différentes réglementations sur le camionnage et exigences de certification professionnelle aux règles variées de distribution d’alcool et aux pratiques d’approvisionnement gouvernemental.
Certaines des barrières les plus problématiques concernent les professions réglementées. Les ingénieurs, comptables, infirmières et autres professionnels font souvent face à des obstacles bureaucratiques lorsqu’ils tentent d’exercer au-delà des frontières provinciales. Selon un récent rapport de l’Institut C.D. Howe, ces restrictions à la mobilité de la main-d’œuvre coûtent à elles seules environ 10 milliards de dollars par an à l’économie canadienne en perte de productivité.
Le protectionnisme provincial reste profondément enraciné, particulièrement dans les marchés publics. Les exigences strictes du Québec en matière de contenu local pour les contrats publics et les politiques “Achetez en Ontario” illustrent comment les provinces continuent de favoriser les entreprises locales par rapport à celles des provinces voisines — des pratiques qui seraient illégales dans le cadre d’accords commerciaux internationaux comme l’ACEUM avec les États-Unis.
“L’ironie n’échappe pas aux propriétaires d’entreprises,” affirme Perrin Beatty, président de la Chambre de commerce du Canada. “Une entreprise à Halifax pourrait trouver plus facile de vendre à des clients à Boston qu’à Montréal en raison des différences réglementaires interprovinciales.”
Le gouvernement fédéral maintient son engagement à réduire ces barrières, le ministre de l’Innovation, François-Philippe Champagne, ayant récemment réitéré l’engagement du gouvernement à créer un marché national sans entraves. Cependant, la juridiction constitutionnelle demeure un obstacle important, les provinces défendant farouchement leur autorité réglementaire.
La Colombie-Britannique et l’Alberta ont réalisé certains progrès grâce à leur accord bilatéral sur le commerce, l’investissement et la mobilité de la main-d’œuvre (TILMA), démontrant que des accords ciblés entre provinces consentantes peuvent donner des résultats. De même, les quatre provinces atlantiques ont travaillé à harmoniser les réglementations sur le camionnage et les normes professionnelles.
“Ces succès régionaux mettent en évidence ce qui est possible lorsque la volonté politique existe,” note Laura Jones, vice-présidente exécutive de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante. “Malheureusement, cette même volonté politique ne semble pas exister au niveau pancanadien.”
Les petites et moyennes entreprises supportent le plus gros des conséquences de ces barrières. Contrairement aux grandes sociétés qui peuvent établir des activités dans plusieurs provinces pour contourner les restrictions commerciales, les entreprises plus petites trouvent souvent prohibitifs les coûts de navigation entre les différentes réglementations provinciales.
Catherine Swift, entrepreneure manufacturière basée à Toronto, décrit le défi : “Je peux expédier mes produits en Californie avec moins de paperasse et de coûts de conformité réglementaire que pour envoyer les mêmes marchandises au Québec. C’est absurde que nous ayons créé ces frontières artificielles au sein de notre propre pays.”
Les recherches économiques suggèrent qu’un libre-échange interprovincial augmenterait le PIB du Canada d’environ 4% — un coup de pouce significatif à un moment où la croissance de la productivité stagne. De plus, un commerce intérieur renforcé renforcerait la position du Canada sur les marchés mondiaux en favorisant des entreprises nationales plus compétitives.
Alors que les Canadiens font face à des pressions économiques croissantes dues à l’inflation et à la concurrence mondiale, la question devient de plus en plus urgente : notre fédération peut-elle surmonter l’intérêt personnel provincial pour créer une économie nationale véritablement intégrée, ou continuerons-nous à sacrifier des milliards en potentiel économique pour protéger des fiefs locaux?