Alors que les salles d’attente débordent et que la médecine de couloir devient la norme dans les hôpitaux canadiens, les administrateurs de soins de santé et les décideurs politiques se tournent de plus en plus vers une ressource sous-utilisée qui a toujours été là, sous nos yeux : les infirmières avec un champ de pratique élargi. Un consensus grandissant parmi les experts en soins de santé suggère que permettre aux infirmières de travailler à leur plein potentiel pourrait être la clé pour combler les lacunes critiques de notre système de santé sous pression.
“Nous faisons face à une pression sans précédent sur notre infrastructure de soins de santé,” explique Dre Maria Chen, chercheuse en politique de santé à l’Université de Toronto. “La pandémie a exposé des faiblesses de longue date, mais elle a également révélé la remarquable adaptabilité des professionnels en soins infirmiers lorsque les barrières réglementaires ont été temporairement levées.”
Des données récentes de l’Institut canadien d’information sur la santé révèlent que les infirmières praticiennes et les infirmières autorisées avec une autorité clinique élargie pourraient potentiellement gérer jusqu’à 70% des visites de soins primaires actuellement prises en charge par les médecins. Pourtant, les restrictions réglementaires et les politiques désuètes continuent d’empêcher ces professionnels qualifiés d’exercer pleinement leurs capacités dans la plupart des provinces.
Au Québec, un programme pilote novateur lancé en 2022 a permis à des infirmières spécialement formées de diagnostiquer et de traiter des affections courantes comme les infections urinaires, les angines streptococciques et les blessures mineures sans supervision médicale. Les résultats ont été frappants : les temps d’attente moyens dans les cliniques participantes ont diminué de 43%, tandis que les scores de satisfaction des patients se sont améliorés de 28%.
“Ce que nous observons est un changement fondamental dans la façon dont nous conceptualisons la prestation des soins de santé,” note James Morrison, Directeur des politiques de santé à l’Association des infirmières et infirmiers du Canada. “Il ne s’agit pas de remplacer les médecins, mais de créer des modèles collaboratifs où l’expertise de chaque professionnel est maximisée pour le bénéfice du patient.”
Les implications économiques sont tout aussi convaincantes. Une analyse de l’Institut C.D. Howe estime que l’élargissement des rôles infirmiers pourrait générer des économies annuelles de 1,5 milliard de dollars dans le système de santé canadien tout en améliorant l’accès aux soins dans les communautés mal desservies. Les régions rurales et éloignées, où le recrutement de médecins reste difficile, pourraient en bénéficier le plus significativement.
Cependant, des résistances persistent. Certains groupes de médecins expriment des préoccupations concernant les impacts potentiels sur la qualité des soins et les frontières professionnelles. “Toute expansion des responsabilités cliniques doit être accompagnée d’une formation appropriée, de cadres de responsabilité clairs et de protocoles fondés sur des preuves,” avertit Dr Robert Williams de l’Association médicale canadienne.
Malgré ces préoccupations, plusieurs provinces vont de l’avant avec des réformes. La Colombie-Britannique a récemment annoncé des plans pour autoriser les infirmières praticiennes à fournir une gamme plus large de services, y compris la prescription de médicaments pour les affections chroniques et la demande de tests diagnostiques sans approbation médicale. L’Ontario explore des initiatives similaires dans le cadre de sa stratégie de transformation du système de santé.
Pour des patients comme Sarah Mehta, résidente de Toronto, ces changements ne peuvent pas arriver assez tôt. “J’ai attendu quatre mois pour voir un spécialiste pour une affection qu’une infirmière praticienne aurait pu traiter en un après-midi,” raconte-t-elle. “C’est frustrant de savoir que des professionnels qualifiés sont empêchés d’aider à cause de règles désuètes.”
Alors que le Canada est aux prises avec le vieillissement démographique, l’augmentation des coûts de santé et des pénuries persistantes de personnel, l’argument en faveur de l’élargissement du rôle des infirmières se renforce. La question qui se pose aux décideurs n’est plus de savoir s’il faut adopter cette approche, mais à quelle vitesse et de manière combien exhaustive ils peuvent la mettre en œuvre tout en maintenant les normes de sécurité et de qualité.
Alors que nous réimaginons notre système de santé pour les défis à venir, la question la plus critique demeure peut-être : Pouvons-nous nous permettre de continuer à sous-utiliser le plein potentiel de notre personnel infirmier alors que les solutions à bon nombre de nos problèmes de santé les plus pressants pourraient déjà être à portée de main?