Les mélodies lugubres d’une marche funèbre ont résonné dans le centre-ville de Montréal hier, alors que des centaines d’artistes, musiciens et travailleurs culturels vêtus de noir défilaient solennellement devant les façades fermées d’espaces autrefois vibrants. Ce n’était pas un service commémoratif traditionnel, mais plutôt une puissante manifestation artistique contre ce que les participants appellent une “extinction culturelle” dans la ville.
Montréal, longtemps célèbre comme puissance créative, a vu plus de vingt espaces culturels fermer définitivement leurs portes au cours des dix-huit derniers mois. Parmi les dernières victimes figurent Le Ministère sur le boulevard Saint-Laurent, le Café Cléopâtre dans le Quartier des Spectacles, et le Théâtre Sainte-Catherine – tous victimes de loyers qui explosent, d’une fréquentation post-pandémique réduite, et de ce que beaucoup décrivent comme un soutien gouvernemental insuffisant.
“Chaque lieu qui ferme représente des centaines d’opportunités perdues pour les artistes émergents,” explique Marianne Duval, artiste de performance et co-organisatrice de la manifestation. “Ce ne sont pas que des commerces – ce sont des incubateurs où les voix artistiques se développent et trouvent leur public. Nous assistons à l’effondrement de notre écosystème culturel en temps réel.”
La procession “Funérailles de la culture montréalaise” a débuté à la Place des Arts et a serpenté dans le centre-ville, s’arrêtant devant chaque lieu fermé où des musiciens interprétaient des chants funèbres pendant que d’autres lisaient des témoignages sur l’importance de chaque espace. Un moment particulièrement émouvant s’est produit devant Casa del Popolo, une institution de 23 ans qui a annoncé sa fermeture imminente la semaine dernière, où des applaudissements spontanés ont éclaté parmi la foule de près de 800 personnes.
Les réalités économiques qui motivent ces fermetures sont brutales. Une récente enquête du Conseil des arts de Montréal a révélé que 68% des lieux culturels petits et moyens fonctionnent à perte, avec des augmentations moyennes de loyer de 37% lors des renouvellements de bail. La fréquentation post-pandémique s’est stabilisée à environ 70% des niveaux d’avant 2020 pour de nombreux espaces, créant une équation financière qui ne s’équilibre tout simplement pas.
“Ce que nous vivons n’est pas simplement une correction naturelle du marché,” affirme Jean-Philippe Néron, propriétaire de La Vitrola, qui a fermé en avril. “C’est le démantèlement de décennies d’infrastructure culturelle. Une fois que ces espaces disparaissent, ils ne reviennent pas – ils deviennent des condos ou des chaînes commerciales.”
Les responsables municipaux ont mis en avant leur Programme de soutien aux espaces culturels de 5 millions de dollars lancé plus tôt cette année, mais les critiques soutiennent qu’il est insuffisant pour faire face à l’ampleur de la crise. “Nous avons besoin de solutions structurelles, pas de pansements,” déclare Sophie Malavoy du Syndicat des travailleurs culturels de Montréal. “Cela inclut le contrôle des loyers pour les espaces culturels, des incitations fiscales pour les propriétaires qui préservent les lieux culturels, et un investissement public significatif.”
Ce qui rend cette situation particulièrement poignante est sa contradiction avec l’image soigneusement cultivée de Montréal. La ville se présente constamment comme un pôle culturel, utilisant sa scène créative dynamique pour attirer le tourisme, les investissements et les événements internationaux. Pas plus tard que le mois dernier, Tourisme Montréal a lancé une campagne mettant en avant le “paysage culturel sans pareil” de la ville – un message qui sonne de plus en plus creux pour ceux qui sont témoins directs des fermetures.
La manifestation a attiré l’attention au-delà du secteur culturel, les économistes et urbanistes notant les impacts potentiels à long terme. “La vitalité culturelle est directement liée à la vitalité économique,” explique Dre Émilie Fortin, chercheuse en développement urbain à l’UQAM. “Les villes avec des scènes culturelles florissantes attirent des talents dans tous les secteurs. Quand nous perdons ces espaces, nous minons notre avantage concurrentiel en tant que ville.”
Pour les jeunes artistes, la situation semble particulièrement désastreuse. “Je suis venu à Montréal spécifiquement parce que c’était abordable et qu’il y avait tant d’endroits pour se produire,” témoigne Alex Tremblay, musicien de 26 ans. “Maintenant, je vois tout ça disparaître avant même d’avoir eu ma chance. Où allons-nous à partir de là?”
Les organisateurs de la manifestation ont soumis une proposition détaillée aux gouvernements municipal et provincial, soulignant des interventions politiques potentielles. Ils ont demandé des rencontres avec les officiels pour discuter de mesures de secours immédiates et de stratégies à long terme pour préserver l’infrastructure culturelle restante de Montréal.
Alors que le cortège funèbre s’est conclu hier par un moment de silence collectif, la question qui flottait dans l’air n’était pas seulement de savoir si ces lieux pouvaient être sauvés, mais si l’identité de Montréal comme phare culturel peut survivre sans eux. Dans une ville qui a bâti sa réputation sur l’expression créative, la complainte jouée hier pourrait signaler non seulement la mort de lieux individuels, mais le déclin d’une ère qui a défini la place de Montréal dans le monde.
Sommes-nous prêts à devenir une ville qui célèbre son passé culturel tout en démantelant systématiquement son avenir culturel? La réponse à cette question façonnera l’identité de Montréal pour les générations à venir.