Les rives émeraude de l’Île-du-Prince-Édouard masquent un paradoxe économique grandissant qui frustre de nombreux propriétaires d’entreprises locales. Alors que les derniers chiffres de Statistique Canada sur l’emploi montrent une hausse nationale des embauches avec 37 000 nouveaux postes ajoutés au dernier trimestre, l’économie de l’Î.-P.-É. raconte une histoire bien différente – celle où les affiches « Personnel demandé » sont devenues omniprésentes dans les vitrines de Charlottetown, Summerside et au-delà.
« Je suis en affaires depuis 22 ans et je n’ai jamais rien vu de tel », déclare Marina Chen, propriétaire du restaurant Harbor View à Charlottetown. « Nous avons dû réduire nos heures de 30 % simplement parce que nous ne trouvons pas assez de personnel pour fonctionner à pleine capacité. Cela affecte considérablement notre rentabilité. »
Le décalage entre les gains d’emploi nationaux et la pénurie persistante de main-d’œuvre à l’Î.-P.-É. met en évidence un défi économique complexe auquel fait face la plus petite province du Canada. Selon les données du ministère de la Croissance économique de l’Î.-P.-É., l’île compte actuellement environ 2 700 postes non pourvus – un nombre stupéfiant pour une province dont la population dépasse à peine 170 000 habitants.
Les analystes économiques soulignent plusieurs facteurs qui alimentent cette situation paradoxale. La démographie rapidement vieillissante de l’île joue un rôle crucial, avec près de 23 % des résidents maintenant âgés de plus de 65 ans – une hausse par rapport aux 19 % d’il y a seulement cinq ans. Ce changement démographique a simultanément réduit la main-d’œuvre disponible tout en augmentant la demande de services.
« Le vieillissement de la population crée une double contrainte pour l’économie de l’Î.-P.-É. », explique Dre Leah Thompson, économiste à l’Institut de politique atlantique. « Nous constatons une demande accrue pour les soins de santé, les services personnels et l’hôtellerie, précisément au moment où la population en âge de travailler diminue. »
Le tourisme, pierre angulaire économique de l’Î.-P.-É., a connu un rebond robuste après la pandémie, avec des chiffres de visiteurs dépassant de 12 % les niveaux d’avant 2020 l’été dernier. Cette augmentation a intensifié les pressions d’embauche dans tout le secteur de l’hôtellerie. Les hôtels et restaurants signalent des taux de vacance entre 18 et 25 %, avec des postes restant non pourvus malgré des augmentations de salaire moyennes de 14 % depuis 2023.
L’industrie de la construction fait face à des défis similaires. « Nous refusons des projets parce que nous n’avons tout simplement pas assez de main-d’œuvre », révèle James MacPherson, président de l’Association de la construction de l’Î.-P.-É. « Il y a actuellement 450 postes non pourvus dans la construction à travers l’île, et ce nombre pourrait doubler l’année prochaine avec les projets d’infrastructure prévus. »
Les responsables provinciaux ont mis en œuvre plusieurs initiatives pour relever ces défis. La « Stratégie pour la main-d’œuvre insulaire 2025 » comprend des voies d’immigration élargies spécifiquement conçues pour les besoins en main-d’œuvre de l’Î.-P.-É., des investissements dans des programmes de formation professionnelle et des incitatifs financiers pour les entreprises qui créent des solutions d’emploi innovantes.
« Nous reconnaissons la gravité de cette situation pour notre communauté d’affaires », déclare la ministre du Développement économique, Sarah MacDonald. « Notre stratégie adopte une approche à multiples facettes, reconnaissant qu’il n’existe pas de solution unique à ce défi complexe. »
L’immigration a apporté un certain soulagement, avec l’Î.-P.-É. accueillant un nombre record de 3 800 nouveaux arrivants l’année dernière. Cependant, la rétention reste problématique – environ 40 % des immigrants quittent la province dans les trois ans, citant souvent des possibilités d’avancement professionnel limitées et un coût de la vie plus élevé par rapport aux salaires.
L’abordabilité du logement aggrave ces défis. Le marché immobilier de l’Î.-P.-É. a connu les hausses de prix les plus marquées du Canada atlantique, avec des prix moyens des maisons ayant bondi de 47 % depuis 2021. Les taux d’inoccupation des logements locatifs se maintiennent en dessous de 1 % à Charlottetown, créant des obstacles supplémentaires pour les travailleurs potentiels envisageant de s’installer sur l’île.
Le secteur technologique offre un point positif potentiel dans ce paysage par ailleurs difficile. Plusieurs entreprises technologiques se sont établies à l’Î.-P.-É., attirées par des coûts généraux plus bas et des facteurs de qualité de vie. Ces entreprises signalent moins de difficultés d’embauche, car elles peuvent offrir des salaires compétitifs et des options de travail à distance qui attirent un bassin de talents plus large.
« Notre modèle de travail hybride nous permet d’embaucher partout au Canada tout en maintenant notre siège social sur l’île », explique William Jiang, PDG de MarineTech Solutions, une entreprise de technologie marine basée à Stratford. « Nous avons doublé notre personnel au cours des 18 derniers mois et continuons de croître. »
Alors que l’Î.-P.-É. navigue dans cette pénurie persistante de main-d’œuvre malgré la croissance nationale de l’emploi, des questions sur le développement économique durable se posent avec insistance. L’île peut-elle trouver des solutions innovantes pour attirer et retenir les travailleurs tout en préservant son caractère distinctif et sa qualité de vie, ou les limitations structurelles finiront-elles par contraindre son potentiel économique de manière à remodeler son avenir?