Dans une contestation juridique sans précédent qui touche au cœur du cadre réglementaire de la sécurité alimentaire au Canada, le plus grand syndicat des travailleurs de l’alimentation du pays a intenté une poursuite contre Santé Canada, alléguant des défaillances systémiques dans l’application des règles de sécurité concernant les pesticides qui mettent en danger tant les travailleurs que les consommateurs.
Les Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce (TUAC) Canada, qui représentent plus de 250 000 travailleurs dans toute la chaîne de production alimentaire du pays, ont lancé cette action en justice mardi après ce qu’ils décrivent comme “des années de négligence réglementaire” concernant les pesticides potentiellement nocifs dans le système alimentaire canadien.
“Nos membres sont en première ligne de la production alimentaire, exposés quotidiennement à des produits chimiques que Santé Canada n’a pas correctement évalués ni surveillés,” a déclaré Paul Meinema, président national des TUAC Canada. “Il ne s’agit pas seulement de la sécurité des travailleurs, mais de la protection de chaque famille canadienne qui s’assoit pour souper ce soir.”
Au cœur de la poursuite se trouvent des allégations selon lesquelles l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire (ARLA) de Santé Canada a systématiquement approuvé des pesticides sans examens de sécurité adéquats, prolongé à plusieurs reprises des homologations temporaires pour des substances présentant des risques connus pour la santé, et n’a pas effectué les réévaluations promises de produits chimiques interdits dans d’autres juridictions.
Les documents judiciaires obtenus par CO24 News mentionnent spécifiquement 46 ingrédients actifs actuellement autorisés au Canada malgré leur interdiction dans l’Union européenne, dont au moins 13 sont liés à des problèmes de santé graves, notamment des troubles de la reproduction, des perturbations endocriniennes et des lésions neurologiques.
Dr Elaine MacDonald, directrice du programme de santé environnementale chez Ecojustice, qui n’est pas impliquée dans le litige mais qui a étudié en profondeur la réglementation des pesticides, a déclaré à CO24 Canada que l’affaire met en évidence un schéma préoccupant.
“Ce que nous observons, c’est une situation de capture réglementaire où les considérations économiques l’emportent systématiquement sur les préoccupations sanitaires dans le processus d’approbation,” a expliqué MacDonald. “Beaucoup de Canadiens seraient choqués d’apprendre que des substances interdites ailleurs en raison de risques pour la santé demeurent largement utilisées ici.”
Cette action en justice survient alors que s’accumulent les preuves scientifiques liant certains pesticides à des problèmes de santé chroniques. Une étude de 2023 de l’Université de Guelph a révélé que les travailleurs agricoles exposés à certains organophosphates et néonicotinoïdes présentaient des taux significativement plus élevés d’affections respiratoires et de symptômes neurologiques par rapport aux groupes témoins.
Eric Morrissette, porte-parole de Santé Canada, a défendu les pratiques de l’agence dans une déclaration à CO24 Business, affirmant : “Le Canada maintient l’un des systèmes réglementaires de pesticides les plus rigoureux au monde. Tous les produits font l’objet d’un examen scientifique approfondi avant approbation, avec une surveillance continue des préoccupations émergentes en matière de sécurité.”
Cependant, des documents internes obtenus grâce à des demandes d’accès à l’information et déposés comme preuves dans le cadre du procès racontent une histoire différente. Ils révèlent qu’entre 2018 et 2023, l’ARLA a accordé des prolongations à plus de 80 % des pesticides programmés pour une réévaluation obligatoire, permettant essentiellement leur utilisation continue sans évaluations de sécurité mises à jour.
La poursuite demande plusieurs mesures correctives, notamment des délais imposés par le tribunal pour achever les révisions de sécurité en retard, la suspension de substances particulièrement préoccupantes en attendant une évaluation complète, et la mise en œuvre d’un processus d’approbation plus transparent qui tient compte des risques d’exposition cumulatifs.
Des experts juridiques suggèrent que l’affaire pourrait avoir des implications considérables. “Cela représente une utilisation novatrice des litiges d’intérêt public pour imposer une responsabilité réglementaire,” a noté Catherine Coumans, coordinatrice de recherche chez MiningWatch Canada et observatrice des mécanismes de surveillance réglementaire. “En cas de succès, cela pourrait établir de nouveaux précédents pour l’application des mandats de sécurité publique par les citoyens.”
Pour les travailleurs agroalimentaires du Canada, les enjeux ne pourraient être plus élevés. Jorge Hernandez, travailleur en serre et membre des TUAC de Leamington, en Ontario, a décrit la réalité quotidienne : “Nous manipulons ces produits chimiques, nous les respirons, notre peau les absorbe. Certains jours, mes collègues souffrent de maux de tête, de nausées, d’éruptions cutanées. On nous dit que tout est sécuritaire, mais alors pourquoi certains de ces mêmes produits chimiques sont-ils interdits dans toute l’Europe ?”
Les représentants de l’industrie répliquent que la productivité agricole canadienne dépend de ces outils. CropLife Canada, qui représente les fabricants de pesticides, a refusé de commenter spécifiquement le litige mais a déclaré que “les produits modernes de lutte antiparasitaire sont essentiels pour la sécurité alimentaire et font l’objet d’une évaluation scientifique rigoureuse.”
Alors que l’affaire progresse dans le système de la Cour fédérale, elle soulève des questions profondes sur l’équilibre entre la productivité agricole et la santé publique : dans un pays qui se targue d’adopter des approches de précaution face aux risques sanitaires, comment des substances potentiellement nocives sont-elles restées en usage malgré des preuves croissantes d’inquiétude ? Et quelle responsabilité les organismes de réglementation portent-ils lorsque les processus de sécurité ne suivent pas le rythme des connaissances scientifiques ?