Dans l’ombre du port historique d’Halifax, où l’héritage naval du Canada s’étend sur des générations, une réalité inconfortable prend forme : la Stratégie nationale de construction navale, autrefois saluée comme la solution pour renouveler la flotte vieillissante de la Marine royale canadienne, s’enlise dans des retards, des dépassements de coûts et une complexité bureaucratique qui menace la posture de sécurité maritime du Canada.
“Nous assistons à une crise au ralenti,” affirme l’ancien commandant naval James Richardson, qui a passé 32 ans en service. “Les navires dont nous avions besoin hier n’arriveront que demain, et cet écart crée des vulnérabilités que nous ne pouvons pas nous permettre dans un environnement maritime de plus en plus contesté.”
Le programme des navires de combat de surface canadiens, pièce maîtresse des efforts de renouvellement naval, a vu ses coûts prévisionnels passer de 26 milliards de dollars initialement à plus de 60 milliards selon les estimations du Bureau du directeur parlementaire du budget, tandis que les délais de livraison ont glissé de près d’une décennie. Le premier navire, initialement attendu pour 2025, n’arrivera pas avant 2032 au moins – un calendrier que de nombreux analystes de défense considèrent comme optimiste.
Aux chantiers navals Irving à Halifax, où la construction de ces navires est censée avoir lieu, la situation reflète un schéma plus large dans l’approvisionnement de défense du Canada. Les travailleurs sont prêts, mais les approbations, les finalisations de conception et les mécanismes de financement restent empêtrés dans un réseau de surveillance départementale s’étendant entre le ministère de la Défense nationale, Services publics et Approvisionnement Canada, et Innovation, Sciences et Développement économique Canada.
“Le problème n’est pas principalement la capacité technique,” explique la spécialiste en approvisionnement de défense Dr. Margaret Atwood de l’Institut canadien des affaires mondiales. “C’est notre système d’approvisionnement encombrant qui privilégie le processus plutôt que les résultats, créant un environnement où la prise de décision devient paralysée par l’aversion au risque.”
Pendant ce temps, les alliés du Canada ont pris de l’avance. L’Australie, confrontée à des exigences similaires, a déjà mis en service trois destroyers de classe Hobart tout en mettant en œuvre un programme continu de construction navale qui livre des navires à intervalles réguliers. Le programme Type 26 du Royaume-Uni, utilisant le même design de base que celui choisi par le Canada, progresse avec un élan plus important malgré des défis économiques parallèles.
Les conséquences s’étendent au-delà de la préparation militaire dans les domaines économiques et politiques. La stratégie de construction navale a été conçue pour revitaliser les industries maritimes canadiennes et créer des emplois hautement qualifiés. Bien que l’emploi ait augmenté dans les chantiers navals, la nature irrégulière des approbations crée de l’instabilité et empêche le développement de l’expertise constante nécessaire à une production efficace.
“Chaque retard introduit de nouveaux coûts,” indique l’économiste Thomas Mulcair, spécialisé dans l’économie de défense. “Quand nous retardons les grands approvisionnements, nous perdons des travailleurs qualifiés, notre technologie devient obsolète, et l’inflation érode le pouvoir d’achat. Les 60 milliards que nous projetons maintenant augmenteront probablement avec chaque année qui passe.”
Des documents internes obtenus par des demandes d’accès à l’information révèlent un schéma de signaux d’alarme ignorés. Le personnel naval a signalé à plusieurs reprises les risques liés au vieillissement des équipements et les lacunes de capacité depuis 2012, avec un langage de plus en plus urgent concernant l’état de préparation de la flotte dans des notes de 2018 et 2020 qui prédisaient précisément la situation qui se déroule maintenant.
Le programme des navires de patrouille extracôtiers de l’Arctique offre à la fois des mises en garde et des leçons potentielles. Bien que livré avec des années de retard et à des coûts plus élevés que prévu initialement, le programme a maintenant réussi à lancer trois navires avec une efficacité améliorée sur chaque navire subséquent – suggérant que l’élan, une fois établi, peut entraîner des améliorations.
Pour les communautés côtières qui dépendent des bases navales et de la construction navale, les impacts de ces retards se répercutent sur les économies locales. Halifax, Victoria et Vancouver accueillent toutes d’importantes infrastructures navales, avec des milliers d’emplois directs et indirects liés aux opérations navales et à la construction de navires.
“Nous devons repenser fondamentalement notre approche des grands approvisionnements,” soutient l’ancien directeur parlementaire du budget Kevin Page. “Le système actuel fragmente la responsabilité entre les départements, crée des incitations perverses à sous-estimer les coûts initialement, et manque de l’expertise nécessaire pour négocier efficacement avec des entrepreneurs de défense mondiaux sophistiqués.”
Alors que le Canada fait face à des tensions croissantes dans l’Arctique, à une activité sous-marine accrue de la Russie et de la Chine dans ses eaux territoriales, et à des engagements évolutifs envers l’OTAN et la sécurité indo-pacifique, la question devient de plus en plus urgente : dans un monde où les menaces à la sécurité maritime s’accélèrent, le Canada peut-il se permettre un système d’approvisionnement qui avance à un rythme glacial?